N° de Parquet
: 98006038
N°
de jugement : 2673/98
Audience publique du Tribunal
Correctionnel de saint-Denis (Réunion) séant
au palais de justice le vendredi 27 novembre 1998. A l'audience
publique du vendredi 16 octobre 1998 à 10 h O, tenue
en matière correctionnelle par :
Monsieur
Servoin, présidant le Tribunal,
Monsieur Gohon et Monsieur Romme,
Juges Assesseurs,
Assistés de Monsieur Gimonet,
Greffier,
En présence de Monsieur
Guignard, Procureur de la République Adjoint,
A été appelée
l'affaire entre :
1° Le
Ministère Public
2° Parties Civiles
Monsieur
Patacchini Noël, Président du "Collectif pour
la défense des intérêts des Corses de
La Réunion", demeurant Lycée Georges Brassens,
Sainte-Clotilde, B.P 253 ; Messieurs
Leccia Pierre Paul, Peretti Nicolas, Luzi Gérard,
Antonini Joseph, Battesti Gilbert, Maroselli Jean Etienne,
Nega Louis, Romagnoli Allan, Rossi Orso. Scarbonchi Noël,
Seta André, Massoni Charles, Astier Patrick, membres
du "Collectif pour la défense des intérêts
des Corses de La Réunion";
parties civiles comparantes ;
assistées par Maître Akhoun de la SCP Belot-Akhoun-Cregut-Hameroux.
Avocat inscrit au Barreau de Saint-Denis ;
D'une part,
Et
Monsieur
Patrick Philippe Hersant , né le 24 mars 1957 à
Neuilly/Seine - Hauts-de-Seine , fils de Robert et de Duclos
Aline Juliette, demeurant 84 avenue d'Iena , 75016 Paris
; directeur de publication du
Journal de l'Ile de la Réunion (JIR), de nationalité
française, libre ;
non comparant , représenté
par Maître Gauthier de la SCP Canale-Gauthier-Antelme,
Avocat au Barreau de Saint-Denis ;
Prévenu
de :
Diffamation publique envers un
groupe de personnes en raison de son origine.
Civilement
responsable:
La S.A Journal de l'Ile de la
Réunion, 357 rue Maréchal Leclerc 97400 Saint-Denis
; non comparante représentée par Maître
Gauthier de la SCP Canale-Gauthier-Antelme ;
D'autre part,
A l'appel de la cause, le
Président a constaté que Monsieur Hersant
Philippe absent , est représenté par son conseil
Maître Gauthier , Avocat au Barreau de Saint-Denis,
et a donné connaissance de l'acte saisissant le Tribunal
;
Maître Akhoun, Avocat
de l'association le collectif pour la défense des
intérêts des Corses de La Réunion, a
déclaré se constituer partie civile et a été
entendu en sa plaidoirie ;
Le Ministère Public
a été entendu en ses réquisitions.
Maître Gauthier, Avocat
de Monsieur Hersant Philippe a été entendu
en sa plaidoirie ;
La Défense ayant eu la parole en dernier ; Le Greffier
a tenu note du déroulement des débats ;
Puis, à l'issue des débats tenus à
cette audience publique du 16 octobre 1998, le Tribunal
a informé les parties présentes ou régulièrement
représentées que le jugement serait prononcé
le 27 novembre 1998;
A cette date, le Tribunal
ayant délibéré et statué conformément
à la loi, le jugement a été rendu par
Madame Servoin. Présidant le Tribunal, assisté
de Monsieur Gimonet, Greffier, et en présence du
Ministère public, en vertu des dispositions de la
loi du 30 décembre 1985 ;
Le Tribunal,
Attendu que Monsieur Hersant
Patrick Philippe a été cité à
l'audience du 18 septembre 1998 par Monsieur le Procureur
de la République suivant acte du G.I.E des Huissiers
de Justice audienciers correctionnels de Paris, délivré
le 29 juin 1998 à domicile :
Attendu que la S.A Journal
de l'Ile de la Réunion, prise en la personne de son directeur,
M. Hersant, a. été cité à l'audience
du 18 septembre 1998 par Monsieur le Procureur de la République
suivant acte de Maître Merle, huissier de justice
à Saint-Denis, délivré le 25 juin 1998
à domicile. Qu'a cette date l'affaire a été
renvoyée par jugement contradictoire au 16 octobre
1998;
Attendu que le prévenu et le civilement responsable
n'ont pas comparu ;
qu'il y a lieu de statuer contradictoirement en application
de l'article 411 du Code de Procédure Pénale
:
Attendu qu'il est prévenu
d'avoir à Saint-Denis
, le II février 1998, depuis temps non prescrit,
en sa qualité de directeur de la publication du quotidien
"Le Journal de l'Ile de la Réunion", publié dans
l'édition du II février 1998 et dans la rubrique
du "courrier des lecteurs", en page 60, un article intitulé
"0 Corse, Ile d'amour..., signé "Moinlapator", commençant
par "les pleureuses sont de retour... Et se terminant par..
En changeant le nom des morts..." qui comporte les affirmations,
allégations et propos suivants contenant imputations
de faits :
"..II apparaît même
que c'est faire "injure" aux Corses que de penser qu'un
corse' aurait pu abattre quelqu'un en lui tirant dans le
dos ! En fait, tout le monde sait et dit .. Que les Corses,
dans leur immense majorité, ne sont que des voleurs
et des profiteurs, des racketteurs et des racistes et quand
ils ne sont pas directement engagés dans l'action
illégale, ils en sont complices en observant "l'Omerta",
cette loi du silence que l'on veut nous faire croire inspirée
par l'honneur alors qu'elle n'est qu'une manifestation de
la trouille, de la couardise et du terrorisme..
Ils sucent la Nation Française
et l'Europe en utilisant de vrais faux certificats administratifs,
abondamment avalisés par ceux là mêmes
qui sont chargés d'en vérifier l'authenticité.
. - Et ne parlons pas des assassins jamais poursuivis ou,
en tout cas, jamais condamnés même lorsqu'ils
sont pris en flagrant délit. Les Corses sont des
racistes et ont organisé de façon efficace
la préférence régionale et le "zoreil
déor"...
Ces affirmations, allégations
et propos portant atteinte à l'honneur et à
la considération d'un groupe de personnes, diffamées
à raison de leur origine, la Corse. infraction prévue
et réprimée par les articles 23, 29 al. l,
32 al.2. 42. "7, 48 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Ces poursuites font suite
à la plainte déposée le 28 avril 1998
par Messieurs Patacchini Noël, Leccia Pierre Paul,
Peretti Nicolas, Luzi Gérard, Antonini Joseph, Battesti
Gilbert, Maroselli Jean Etienne, Nega Louis, Romagnoli Allan,
Rossi Orso. Scarbonchi Noël, Seta André, Massoni
Charles, Astier Patrick, constitués parties civiles
à l'audience.
Monsieur Patrick Philippe
Hersant estime cette action irrecevable en raison de la
prescription de l'action publique .
II soutient en effet qu'aucun
acte interruptif de prescription n'est intervenu entre la
publication incriminée et la délivrance des
citations.
Il argue également
de la nullité des citations en raison de la précision
insuffisante du fait incriminé, qui ne permet pas
de déterminer les points sur lesquels II doit se
défendre.
Les parties civiles notent
qu'entre la date de parution de l'article incriminé
et celle de la citation délivrée à
Monsieur Hersant, sont successivement intervenues :
- le 28/04/98, une plainte
au Procureur de la République,
- le 29/04/98, des réquisitions
aux fins d'enquête,
- Elles soulignent qu'il
s'agit là d'actes" Interruptifs de la prescription,
- Elles soutiennent que les
citations contiennent des éléments suffisants
pour permettre au prévenu de n'avoir aucun doute
sur la nature du délit, sur l'objet exact de la prévention
et
sur la peine réprimant
les faits incriminés.
Le prévenu rétorque
que, ni la plainte au Procureur de la République,
ni les réquisitions de celui ci aux fins d'enquête,
ni enfin le procès verbal du 19 mai 1998 ne sont
des actes interruptifs de prescription.
Il maintient que la citation
introductive d'instance est nulle.
Il soutient enfin, que les
constitutions de parties civiles sont irrecevables, les
différents plaignant n'ayant pas qualité pour
agir dans la mesure ou ils n'ont pas vocation à représenter
les Corses et ne justifient pas d'un préjudice direct.
Il remarque que le législateur
a considéré que la diffamation envers une
personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine
ou de leur appartenance ou non appartenance à une
ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée
ne constitue par un délit privé, contrairement
à la diffamation envers un particulier, que l'article
68 de la loi du 29.07.1881 modifié par la loi N°
72-545 du 1er juillet 1972 permet au ministère public
de poursuivre d'office de tels délits.
Dans l'hypothèse ou
le Tribunal estimerait l'action recevable, le prévenu
conclut à sa relaxe dans la mesure ou les éléments
de l'infraction visée à l'article 32 al 2
de la loi du 29.07.1881 ne sont manifestement par réunis,
les corses ne constituant ni une ethnie, ni une nation,
ni une race et pas davantage une religion.
Il remarque qu'il ne saurait
s'agir de l'origine géographique ("région
Corse") visée dans les réquisitions du parquet.
Les plaignants estiment que
contrairement à ce qu'affirme le prévenu,
les propos litigieux visaient bien un groupe de personne
en raison de leur appartenance à une ethnie, une
nation, une race déterminée, puisque les passages
incriminés visaient des personnes originaires de
la Corse, qui sont expatriées à l'Ile de la
Réunion, et qui constituent un groupe déterminé,
identifié et identifiable, et expressément
visé et prie pour cible par les articles litigieux
Motifs de la décision;
- Sur la prescription de
l'action publique :
L'article 65 de la loi du
29.07.1881 dispose que l'action publique et l'action civile
résultant des infractions prévues par la présence
loi se prescriront après trois mois révolus
à compter du jour de leur commission , et précise
en son alinéa 2 qu'avant l'engagement des poursuites
, seules les réquisitions aux fins d'enquête
seront interruptives de prescription;
En l'espèce l'article
incriminé a été publié le 11.02.1998;
Le 29 avril 1998, Monsieur le Procureur de la République
près le Tribunal de Grande Instance de Saint-Denis
de la Réunion a pris des réquisitions aux
fins d'enquête adressées à Monsieur
le Directeur Départemental de la sécurité
publique à Saint-Denis.
Ces réquisitions comportent
la reproduction du passage incriminé, les références
de l'édition du Journal de l'île, de la page,
de la rubrique de l'intitulé de l'article, la reproduction
de son début et des mots qui le terminent. Il est
précisé que les allégations litigieuses
sont susceptibles de porter atteinte à l'honneur
et à la considération d'un groupe de personne
en raison de leur origine, la région corse .Les textes
prévoyant et réprimant le type d'infraction
figurent dans les dites réquisitions. Celles ci constituent
bien un. acte interruptif de prescription au sens de l'article
65 de la loi du 29.07.1881.Dès lors que les actes
introductifs d'instance ont été délivrés
les 25 et 29 juin 1998, soit moins de trois mois après
les réquisitions susvisées, l'exception tirée
de l'extinction de l'action publique sera rejetée.
- Sur la nullité des
citations :
Dès lors que les citations
délivrées le 25.06.98 à la S.A. le
Journal de l'Ile et le 29.06.98 à Monsieur Hersant
comportent les mêmes indications que celles contenues
dans les réquisitions aux fins d'enquête, il
y a lieu de considérer qu'elles sont conformes aux
prescriptions de l'article 53 de la loi du 29.07.1881 et
fixent clairement les tenues du débat ainsi que les
faits sur lesquels le prévenu aura à se défendre.
Cette exception de nullité sera donc rejetée.
II convient de rechercher
si les propos litigieux, qui contiennent des allégations
de nature à porter atteinte à l'honneur et
à la considération, d'un groupe de personnes
en raison de leur origine, la région Corse, entrent
bien dans le champ d'application de l'article 32 de la loi
du 29.07.1881 modifié par la loi N° 72-546 du 01
juillet 1972.
L'examen des travaux préparatoires
de cette loi, révèle que le législateur
a entendu sanctionner les discriminations s'attaquant "à
des citoyens français, en cherchant à créer
au sein de notre peuple des divisions artificielles menaçant
dangereusement la paix sociale et l'unité de la nation".
Le législateur n'a
certes pas ajouté la notion d'appartenance provinciale
aux appartenances ethniques ou nationales, mais les débats
à l'assemblée nationale démontrent
qu'il a envisagé de sanctionner de tels agissements,
dont, il convient de l'indiquer, d'autres provinces que
la Corse ont été parfois victimes.
Le législateur a eu
notamment le souci, de lutter contre de tels comportements
par voie de presse, afin d'éviter que dans l'accomplissement
de leur mission d'information., les journalistes ne tiennent
des propos qui puissent être ressentis par un groupe
provincial quel qu'il soit comme une injure gratuite et
alimenter ainsi des rancœurs dangereuses pour la cohésion
nationale.
Il est constant que les Corses
font partie intégrante du peuple français;
par voie de conséquence, des propos qui tendent à
les ériger en un groupe particulier au sein duquel
les seuls modes de fonctionnement seraient l'action illégale,
le racket, le terrorisme, la loi du silence et le racisme,
sont susceptibles d'être sanctionnée par l'article
32 de la loi du 29.07.1881.
En l'espèce, l'article
incriminé présente sans la moindre nuance
ni restriction, "l'immense majorité des Corses comme
des voleurs, des profiteurs, des racketteurs et des raciste,
allant jusqu'à prétendre que ceux qui ne sont
pas engagés à titre principal dans l'action
illégale, s'en font les complices en s'abstenant
de dénoncer les exactions commises.
Les Corses sont également
présentés comme des parasites qui "sucent",
la nation française et l'Europe, par la généralisation
de la corruption..Il est enfin avancé que les assassins
échappent à toute condamnation, lorsque par
impossible ils sont poursuivis. Il y a lieu de constater
que l'outrance des termes employés, la généralisation
à l'ensemble des ressortissants de l'Ile des modes
de fonctionnement de groupuscules hors la loi, ne peuvent
que blesser profondément les citoyens français
d'origine Corse, et alimenter une polémique dangereuse
pour la cohésion nationale et l'harmonie de la société.
L'article incriminé
s'inscrit donc dans le champ d'application des pratiques
discriminatoires que le législateur à entendu
sanctionner en adoptant la loi N° 72-546 du 1er juillet
1972 et notamment l'article 3 de ce texte devenu l'article
32 al 2 de la loi du 29.07.1881.
Monsieur Patrick Philippe
Hersant en sa qualité de Directeur de Publication
sera donc reconnu coupable du délit visé par
l'exploit introductif d'instance.
- Sur la peine : Le caractère
délibérément outrancier des allégations
contenues dans l'article incriminé, l'émoi
suscité par ces propos, aussi bien à la Réunion,
qu'en Corse et en Métropole, justifient la condamnation
de Monsieur Hersant au paiement d'une amende d'un montant
de 50 000 francs.
La publication du dispositif
de la décision sera ordonnée dans le journal
de l'Ile de la Réunion ainsi, que dans "La Corse",
aux frais du prévenu. Le coût de la publication
ne saurait excéder 10 000 francs.
- Sur les constitutions de
partie civile : Il est constant que l'article litigieux
ne vise personne nommément puisqu'il est fait mention
des Corses sans autres précisions.
Aucun des plaignants n'a
vocation à représenter "les Corses" dans leur
ensemble.
En outre, aucune des parties
civiles ne rapporte la preuve d'un préjudice direct,
conséquence de l'écrit incriminé. Dès
lors, les constitutions de partie civile des quatorze plaignants,
seront déclarés irrecevables.
Le collectif pour la défense
des intérêts des Corses de Ia Réunion
ne justifiant pas de cinq années d'ancienneté
à la date des faite, puisque crée le 05.03.98
n'a pas d'avantage qualité pour agir.
La société
anonyme le Journal de l'Ile de la Réunion citée
en qualité de civilement responsable sera mise hors
de cause
Par ces motifs
Statuant publiquement et
en premier ressort.
Contradictoirement
à l'égard de Monsieur Hersant Philippe, de
la S.A Journal de l'Ile de la Réunion et des parties civiles
Rejette les exceptions de nullité
de procédure tirées de la prescription et
de l'irrégularité des citations;
Déclare Monsieur Patrick
Philippe Hersant coupable du délit de diffamation
envers un groupe de personne en raison de leur origine,
en l'espèce la Corse;
En répression le condamne
à une peine de 50 000 frs d'amende
Ordonne la publication du. dispositif
de la décision dans le Journal de l'Ile de la Réunion;
Ordonne la publication du dispositif
de la décision dans le quotidien "la Corse";
Dit que le coût de la publication
ne devra pas excéder 10 000 frs;
Déclare les constitutions
de partie civile de Messieurs Patacchini Noël, Leccia
Pierre Paul, Peretti Nicolas, Luzi Gérard, Antonini
Joseph, Battesti Gilbert, Maroselli Jean Etienne, Nega Louis,
Romagnoli Allan, Rossi Orso. Scarbonchi Noël, Seta
André, Massoni Charles, Astier Patrick, irrecevables
Mets
hors de cause la S.A. le Journal de l'Ile de la Réunion;
Condamne Monsieur Philippe Hersant
aux dépens;
La présente
décision est assujettie à un droit: fixe de
procédure d'un montant de 600 francs dont est redevable
chaque condamné ;
Le tout en application des articles
406 et suivants et 485 du code de Procédure Pénale
et des textes susvisés.
Le présent Jugement
ayant été signé par le Président
et le Greffier |