Jugement du vendredi 27 novembre 1998
Contradictoire Art. 411 C.P.P. pour Hersant Condamnation du "Journal de l'Île de la Réunion" par le Tribunal de Grande Instance de Saint-Denis (La Réunion)


N° de Parquet : 98006038

N° de jugement : 2673/98

Audience publique du Tribunal Correctionnel de saint-Denis (Réunion) séant au palais de justice le vendredi 27 novembre 1998. A l'audience publique du vendredi 16 octobre 1998 à 10 h O, tenue en matière correctionnelle par :

Monsieur Servoin, présidant le Tribunal,
Monsieur Gohon et Monsieur Romme, Juges Assesseurs,
Assistés de Monsieur Gimonet, Greffier,
En présence de Monsieur Guignard, Procureur de la République Adjoint,

A été appelée l'affaire entre :

1° Le Ministère Public

2° Parties Civiles

Monsieur Patacchini Noël, Président du "Collectif pour la défense des intérêts des Corses de La Réunion", demeurant Lycée Georges Brassens, Sainte-Clotilde, B.P 253 ; Messieurs Leccia Pierre Paul, Peretti Nicolas, Luzi Gérard, Antonini Joseph, Battesti Gilbert, Maroselli Jean Etienne, Nega Louis, Romagnoli Allan, Rossi Orso. Scarbonchi Noël, Seta André, Massoni Charles, Astier Patrick, membres du "Collectif pour la défense des intérêts des Corses de La Réunion";
parties civiles comparantes ; assistées par Maître Akhoun de la SCP Belot-Akhoun-Cregut-Hameroux. Avocat inscrit au Barreau de Saint-Denis ;

D'une part,

Et

Monsieur Patrick Philippe Hersant , né le 24 mars 1957 à Neuilly/Seine - Hauts-de-Seine , fils de Robert et de Duclos Aline Juliette, demeurant 84 avenue d'Iena , 75016 Paris ; directeur de publication du Journal de l'Ile de la Réunion (JIR), de nationalité française, libre ;
non comparant , représenté par Maître Gauthier de la SCP Canale-Gauthier-Antelme, Avocat au Barreau de Saint-Denis ;

Prévenu de :
Diffamation publique envers un groupe de personnes en raison de son origine.

Civilement responsable:
La S.A Journal de l'Ile de la Réunion, 357 rue Maréchal Leclerc 97400 Saint-Denis ; non comparante représentée par Maître Gauthier de la SCP Canale-Gauthier-Antelme ;

D'autre part,

A l'appel de la cause, le Président a constaté que Monsieur Hersant Philippe absent , est représenté par son conseil Maître Gauthier , Avocat au Barreau de Saint-Denis, et a donné connaissance de l'acte saisissant le Tribunal ;

Maître Akhoun, Avocat de l'association le collectif pour la défense des intérêts des Corses de La Réunion, a déclaré se constituer partie civile et a été entendu en sa plaidoirie ;

Le Ministère Public a été entendu en ses réquisitions.

Maître Gauthier, Avocat de Monsieur Hersant Philippe a été entendu en sa plaidoirie ;
La Défense ayant eu la parole en dernier ; Le Greffier a tenu note du déroulement des débats ;
Puis, à l'issue des débats tenus à cette audience publique du 16 octobre 1998, le Tribunal a informé les parties présentes ou régulièrement représentées que le jugement serait prononcé le 27 novembre 1998;

A cette date, le Tribunal ayant délibéré et statué conformément à la loi, le jugement a été rendu par Madame Servoin. Présidant le Tribunal, assisté de Monsieur Gimonet, Greffier, et en présence du Ministère public, en vertu des dispositions de la loi du 30 décembre 1985 ;

Le Tribunal,

Attendu que Monsieur Hersant Patrick Philippe a été cité à l'audience du 18 septembre 1998 par Monsieur le Procureur de la République suivant acte du G.I.E des Huissiers de Justice audienciers correctionnels de Paris, délivré le 29 juin 1998 à domicile :

Attendu que la S.A Journal de l'Ile de la Réunion, prise en la personne de son directeur, M. Hersant, a. été cité à l'audience du 18 septembre 1998 par Monsieur le Procureur de la République suivant acte de Maître Merle, huissier de justice à Saint-Denis, délivré le 25 juin 1998 à domicile. Qu'a cette date l'affaire a été renvoyée par jugement contradictoire au 16 octobre 1998;
Attendu que le prévenu et le civilement responsable n'ont pas comparu ;
qu'il y a lieu de statuer contradictoirement en application de l'article 411 du Code de Procédure Pénale :

Attendu qu'il est prévenu

d'avoir à Saint-Denis , le II février 1998, depuis temps non prescrit, en sa qualité de directeur de la publication du quotidien "Le Journal de l'Ile de la Réunion", publié dans l'édition du II février 1998 et dans la rubrique du "courrier des lecteurs", en page 60, un article intitulé "0 Corse, Ile d'amour..., signé "Moinlapator", commençant par "les pleureuses sont de retour... Et se terminant par.. En changeant le nom des morts..." qui comporte les affirmations, allégations et propos suivants contenant imputations de faits :

"..II apparaît même que c'est faire "injure" aux Corses que de penser qu'un corse' aurait pu abattre quelqu'un en lui tirant dans le dos ! En fait, tout le monde sait et dit .. Que les Corses, dans leur immense majorité, ne sont que des voleurs et des profiteurs, des racketteurs et des racistes et quand ils ne sont pas directement engagés dans l'action illégale, ils en sont complices en observant "l'Omerta", cette loi du silence que l'on veut nous faire croire inspirée par l'honneur alors qu'elle n'est qu'une manifestation de la trouille, de la couardise et du terrorisme..

Ils sucent la Nation Française et l'Europe en utilisant de vrais faux certificats administratifs, abondamment avalisés par ceux là mêmes qui sont chargés d'en vérifier l'authenticité. . - Et ne parlons pas des assassins jamais poursuivis ou, en tout cas, jamais condamnés même lorsqu'ils sont pris en flagrant délit. Les Corses sont des racistes et ont organisé de façon efficace la préférence régionale et le "zoreil déor"...

Ces affirmations, allégations et propos portant atteinte à l'honneur et à la considération d'un groupe de personnes, diffamées à raison de leur origine, la Corse. infraction prévue et réprimée par les articles 23, 29 al. l, 32 al.2. 42. "7, 48 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Ces poursuites font suite à la plainte déposée le 28 avril 1998 par Messieurs Patacchini Noël, Leccia Pierre Paul, Peretti Nicolas, Luzi Gérard, Antonini Joseph, Battesti Gilbert, Maroselli Jean Etienne, Nega Louis, Romagnoli Allan, Rossi Orso. Scarbonchi Noël, Seta André, Massoni Charles, Astier Patrick, constitués parties civiles à l'audience.

Monsieur Patrick Philippe Hersant estime cette action irrecevable en raison de la prescription de l'action publique .

II soutient en effet qu'aucun acte interruptif de prescription n'est intervenu entre la publication incriminée et la délivrance des citations.

Il argue également de la nullité des citations en raison de la précision insuffisante du fait incriminé, qui ne permet pas de déterminer les points sur lesquels II doit se défendre.

Les parties civiles notent qu'entre la date de parution de l'article incriminé et celle de la citation délivrée à Monsieur Hersant, sont successivement intervenues :

- le 28/04/98, une plainte au Procureur de la République,

- le 29/04/98, des réquisitions aux fins d'enquête,

- Elles soulignent qu'il s'agit là d'actes" Interruptifs de la prescription,

- Elles soutiennent que les citations contiennent des éléments suffisants pour permettre au prévenu de n'avoir aucun doute sur la nature du délit, sur l'objet exact de la prévention et

sur la peine réprimant les faits incriminés.

Le prévenu rétorque que, ni la plainte au Procureur de la République, ni les réquisitions de celui ci aux fins d'enquête, ni enfin le procès verbal du 19 mai 1998 ne sont des actes interruptifs de prescription.

Il maintient que la citation introductive d'instance est nulle.

Il soutient enfin, que les constitutions de parties civiles sont irrecevables, les différents plaignant n'ayant pas qualité pour agir dans la mesure ou ils n'ont pas vocation à représenter les Corses et ne justifient pas d'un préjudice direct.

Il remarque que le législateur a considéré que la diffamation envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ne constitue par un délit privé, contrairement à la diffamation envers un particulier, que l'article 68 de la loi du 29.07.1881 modifié par la loi N° 72-545 du 1er juillet 1972 permet au ministère public de poursuivre d'office de tels délits.

Dans l'hypothèse ou le Tribunal estimerait l'action recevable, le prévenu conclut à sa relaxe dans la mesure ou les éléments de l'infraction visée à l'article 32 al 2 de la loi du 29.07.1881 ne sont manifestement par réunis, les corses ne constituant ni une ethnie, ni une nation, ni une race et pas davantage une religion.

Il remarque qu'il ne saurait s'agir de l'origine géographique ("région Corse") visée dans les réquisitions du parquet.

Les plaignants estiment que contrairement à ce qu'affirme le prévenu, les propos litigieux visaient bien un groupe de personne en raison de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race déterminée, puisque les passages incriminés visaient des personnes originaires de la Corse, qui sont expatriées à l'Ile de la Réunion, et qui constituent un groupe déterminé, identifié et identifiable, et expressément visé et prie pour cible par les articles litigieux

Motifs de la décision;

- Sur la prescription de l'action publique : 

L'article 65 de la loi du 29.07.1881 dispose que l'action publique et l'action civile résultant des infractions prévues par la présence loi se prescriront après trois mois révolus à compter du jour de leur commission , et précise en son alinéa 2 qu'avant l'engagement des poursuites , seules les réquisitions aux fins d'enquête seront interruptives de prescription;

En l'espèce l'article incriminé a été publié le 11.02.1998; Le 29 avril 1998, Monsieur le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Saint-Denis de la Réunion a pris des réquisitions aux fins d'enquête adressées à Monsieur le Directeur Départemental de la sécurité publique à Saint-Denis.

Ces réquisitions comportent la reproduction du passage incriminé, les références de l'édition du Journal de l'île, de la page, de la rubrique de l'intitulé de l'article, la reproduction de son début et des mots qui le terminent. Il est précisé que les allégations litigieuses sont susceptibles de porter atteinte à l'honneur et à la considération d'un groupe de personne en raison de leur origine, la région corse .Les textes prévoyant et réprimant le type d'infraction figurent dans les dites réquisitions. Celles ci constituent bien un. acte interruptif de prescription au sens de l'article 65 de la loi du 29.07.1881.Dès lors que les actes introductifs d'instance ont été délivrés les 25 et 29 juin 1998, soit moins de trois mois après les réquisitions susvisées, l'exception tirée de l'extinction de l'action publique sera rejetée.

- Sur la nullité des citations :

Dès lors que les citations délivrées le 25.06.98 à la S.A. le Journal de l'Ile et le 29.06.98 à Monsieur Hersant comportent les mêmes indications que celles contenues dans les réquisitions aux fins d'enquête, il y a lieu de considérer qu'elles sont conformes aux prescriptions de l'article 53 de la loi du 29.07.1881 et fixent clairement les tenues du débat ainsi que les faits sur lesquels le prévenu aura à se défendre. Cette exception de nullité sera donc rejetée.

  • Sur le fond :

II convient de rechercher si les propos litigieux, qui contiennent des allégations de nature à porter atteinte à l'honneur et à la considération, d'un groupe de personnes en raison de leur origine, la région Corse, entrent bien dans le champ d'application de l'article 32 de la loi du 29.07.1881 modifié par la loi N° 72-546 du 01 juillet 1972.

L'examen des travaux préparatoires de cette loi, révèle que le législateur a entendu sanctionner les discriminations s'attaquant "à des citoyens français, en cherchant à créer au sein de notre peuple des divisions artificielles menaçant dangereusement la paix sociale et l'unité de la nation".

Le législateur n'a certes pas ajouté la notion d'appartenance provinciale aux appartenances ethniques ou nationales, mais les débats à l'assemblée nationale démontrent qu'il a envisagé de sanctionner de tels agissements, dont, il convient de l'indiquer, d'autres provinces que la Corse ont été parfois victimes.

Le législateur a eu notamment le souci, de lutter contre de tels comportements par voie de presse, afin d'éviter que dans l'accomplissement de leur mission d'information., les journalistes ne tiennent des propos qui puissent être ressentis par un groupe provincial quel qu'il soit comme une injure gratuite et alimenter ainsi des rancœurs dangereuses pour la cohésion nationale.

Il est constant que les Corses font partie intégrante du peuple français; par voie de conséquence, des propos qui tendent à les ériger en un groupe particulier au sein duquel les seuls modes de fonctionnement seraient l'action illégale, le racket, le terrorisme, la loi du silence et le racisme, sont susceptibles d'être sanctionnée par l'article 32 de la loi du 29.07.1881.

En l'espèce, l'article incriminé présente sans la moindre nuance ni restriction, "l'immense majorité des Corses comme des voleurs, des profiteurs, des racketteurs et des raciste, allant jusqu'à prétendre que ceux qui ne sont pas engagés à titre principal dans l'action illégale, s'en font les complices en s'abstenant de dénoncer les exactions commises.

Les Corses sont également présentés comme des parasites qui "sucent", la nation française et l'Europe, par la généralisation de la corruption..Il est enfin avancé que les assassins échappent à toute condamnation, lorsque par impossible ils sont poursuivis. Il y a lieu de constater que l'outrance des termes employés, la généralisation à l'ensemble des ressortissants de l'Ile des modes de fonctionnement de groupuscules hors la loi, ne peuvent que blesser profondément les citoyens français d'origine Corse, et alimenter une polémique dangereuse pour la cohésion nationale et l'harmonie de la société.

L'article incriminé s'inscrit donc dans le champ d'application des pratiques discriminatoires que le législateur à entendu sanctionner en adoptant la loi N° 72-546 du 1er juillet 1972 et notamment l'article 3 de ce texte devenu l'article 32 al 2 de la loi du 29.07.1881.

Monsieur Patrick Philippe Hersant en sa qualité de Directeur de Publication sera donc reconnu coupable du délit visé par l'exploit introductif d'instance.

- Sur la peine : Le caractère délibérément outrancier des allégations contenues dans l'article incriminé, l'émoi suscité par ces propos, aussi bien à la Réunion, qu'en Corse et en Métropole, justifient la condamnation de Monsieur Hersant au paiement d'une amende d'un montant de 50 000 francs.

La publication du dispositif de la décision sera ordonnée dans le journal de l'Ile de la Réunion ainsi, que dans "La Corse", aux frais du prévenu. Le coût de la publication ne saurait excéder 10 000 francs.

- Sur les constitutions de partie civile : Il est constant que l'article litigieux ne vise personne nommément puisqu'il est fait mention des Corses sans autres précisions.

Aucun des plaignants n'a vocation à représenter "les Corses" dans leur ensemble.

En outre, aucune des parties civiles ne rapporte la preuve d'un préjudice direct, conséquence de l'écrit incriminé. Dès lors, les constitutions de partie civile des quatorze plaignants, seront déclarés irrecevables.

Le collectif pour la défense des intérêts des Corses de Ia Réunion ne justifiant pas de cinq années d'ancienneté à la date des faite, puisque crée le 05.03.98 n'a pas d'avantage qualité pour agir.

La société anonyme le Journal de l'Ile de la Réunion citée en qualité de civilement responsable sera mise hors de cause

Par ces motifs

Statuant publiquement et en premier ressort.

Contradictoirement à l'égard de Monsieur Hersant Philippe, de la S.A Journal de l'Ile de la Réunion et des parties civiles
Rejette les exceptions de nullité de procédure tirées de la prescription et de l'irrégularité des citations;
Déclare Monsieur Patrick Philippe Hersant coupable du délit de diffamation envers un groupe de personne en raison de leur origine, en l'espèce la Corse;
En répression le condamne à une peine de 50 000 frs d'amende
Ordonne la publication du. dispositif de la décision dans le Journal de l'Ile de la Réunion;
Ordonne la publication du dispositif de la décision dans le quotidien "la Corse";
Dit que le coût de la publication ne devra pas excéder 10 000 frs;

Déclare les constitutions de partie civile de Messieurs Patacchini Noël, Leccia Pierre Paul, Peretti Nicolas, Luzi Gérard, Antonini Joseph, Battesti Gilbert, Maroselli Jean Etienne, Nega Louis, Romagnoli Allan, Rossi Orso. Scarbonchi Noël, Seta André, Massoni Charles, Astier Patrick, irrecevables

Mets hors de cause la S.A. le Journal de l'Ile de la Réunion;
Condamne Monsieur Philippe Hersant aux dépens;

La présente décision est assujettie à un droit: fixe de procédure d'un montant de 600 francs dont est redevable chaque condamné ;
Le tout en application des articles 406 et suivants et 485 du code de Procédure Pénale et des textes susvisés.

Le présent Jugement ayant été signé par le Président et le Greffier

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