Lors
des récentes et très belles Rencontres
de Castries organisées au mois d'octobre par la revue
Jorn et le Centre Régional des Lettres de
Languedoc-Roussillon, j'ai eu le grand plaisir de revoir
les amis occitans parmi lesquels Robert Lafont dont on avait
tenu très justement à honorer l'oeuvre immense
en exposant ses nombreux ouvrages sous le titre le roman
de la langue. Au cours des débats sur la poésie
occitane et quelques autres, la question de nos langues
régionales et de leur situation socioculturelle est
revenue immanquablement et l'on se doute que le dossier
corse a été souvent sollicité comme
intéressant à des degrés divers l'ensemble
des régions concernées.
C'est en quelque sorte dans ce prolongement que Robert m'a
demandé d'exprimer dans une libre opinion ma vision
personnelle de ce dossier complexe et trop fréquemment
mal saisi de l'extérieur malgré un considérable
battage médiatique. Ce dernier élément
ne constitue pas loin s'en faut l'atout majeur qu'on pourrait
supposer : sans contribuer à une exposition plus
juste des données et des enjeux, il est souvent responsable
en effet d'une représentation tout à fait
inexacte ou déformée de la réalité.
De reportages "sensationnels" en témoignages
"exclusifs", il ne se passe pas une semaine sans
que de prétendues "informations" relatives
à la Corse ne déversent pêle-mêle
leurs excès et instrumentalisent ainsi dans la démesure
une opinion publique d'autant plus captive et démunie
que "la plus proche des îles lointaines"
ne rechigne pas ordinairement à renvoyer d'elle une
image singulièrement chargée.
Or
nous savons bien que les questions historiques complexes
comme celles qui touchent en l'occurrence aux fondements
et aux pratiques actuelles en matière de culture,
aux évolutions politiques et sociales de notre époque,
aux modifications administratives ou institutionnelles de
nos systèmes démocratiques, méritent
un traitement d'une tout autre nature. C'est en tout cas
ce que j'expose d'ordinaire aux journalistes qui s'adressent
à moi sur de tels sujets : mieux vaut la réflexion
et la nuance, même si les "unes" de leurs journaux
n'y trouvent pas toujours leur compte. J'ai donc accepté
dans cet esprit il y a quelques semaines à peine
de répondre à l'hebdomadaire Marianne
qui me soumettait trois questions d'actualité. Je
voudrais donc rapporter exactement l'échange, transmis
d'ailleurs par télécopie à la rédaction,
puisque c'est également pour moi une façon
de traiter ici, même sur un mode elliptique, quelques-uns
des aspects très visibles de ce que l'on nomme "le
processus Matignon"
Dans l'actuel débat sur la Corse, comment réagissez-vous
au plan Jospin et que vous inspirent les réactions
très jacobines de Jean-Pierre Chevènement
?
"Il faut rappeler avant toute chose que le plan Jospin,
indépendamment du détail même de son
contenu, est d'abord un ensemble de propositions nées
d'une série de rencontres de travail entre élus
de l'île et représentants du gouvernement,
validées par un vote consensuel de l'assemblée
de Corse; qu'il concerne un chantier reconnu par chacun
comme très complexe et dont l'importance dépasse
sans doute la question corse au sens strict pour interférer
sur des notions plus vastes relevant des institutions françaises
en général dans le contexte évolutif
que connaît aujourd'hui l'Europe; qu'il est le fruit
d'une méthode de travail acceptée par les
différents partenaires, et à laquelle on ne
peut dénier le courage et l'honnêteté
d'avoir abordé chacun des aspects sensibles du dossier
avec un constant souci d'efficacité et de pragmatisme.
C'est à cela que les Corses ont été
d'emblée sensibles : après tant d'années
de vaines tentatives, de scandales, de déceptions,
il leur a semblé entrevoir enfin un horizon un peu
plus serein dans la mesure où l'on tentait d'ébaucher
en toute transparence des solutions pour sortir d'une trop
longue période de crise.
Qu'un ministre, par ailleurs coutumier de la démission
et parfois engoncé dans l'erreur de jugement, bougonne
à la table de discussion et préfère
refuser l'obstacle au prétexte d'atteintes aux sacro-saints
principes républicains que personne au demeurant
ne conteste sur le fond, ne peut être reçu
que comme un épiphénomène.
Cela ne signifiant pas pour autant que chacun ici s'installe
dans la béatitude sur l'heureuse conclusion du dossier
en attendant naïvement la suite des événements
: bien au contraire, circonspection voire inquiétude,
attisées par les derniers assassinats, attentats
ou incendies, restent de mise chez les observateurs, insulaires
ou non. C'est par de longues années de travail, de
conscience individuelle, de volonté collective que
passera inéluctablement toute ébauche de solution
au "problème corse" dont on ne répétera
jamais assez que la première et constante victime
reste bien la communauté corse elle-même".
2)La généralisation de l'enseignement du
corse vous paraît-elle souhaitable ?
"Au
regard de ce que j'ai dit précédemment, on
comprendra que la question de l'enseignement d'une langue
régionale soit d'une autre nature et d'un degré
de gravité somme toute infiniment moindre : elle
ne justifie pas en tout état de cause les cris d'orfraie
entendus ici ou là par ceux qui craignent que cet
enseignement porte ombrage à la langue nationale.
Le corse, bien enseigné comme une des langues romanes,
dans ses aspects linguistiques et culturels, se maintiendra
heureusement grâce à l'école comme une
langue vivante pour des enfants dont les familles sentent
bien qu'elles ne peuvent plus d'elles-mêmes assurer
cette maintenance. Où est donc le crime ? S'alarme-t-on
parce qu'une initiation à une langue étrangère
est prévue à terme dans toutes les écoles
primaires de France ? On doit au contraire s'en réjouir
comme d'une possibilité d'enrichissement éducatif,
ce que soulignent d'ailleurs tous les spécialistes
d'acquisition du langage en mettant en évidence les
possibilités structurantes de tels apprentissages
tant du point de vue grammatical que psychologique ou culturel".
Ecririez-vous
un livre en corse ?
"Ceux
qui ont eu entre les mains ma dernière publication
Parlons corse (chez L'Harmattan, Paris) ont pu constater
que j'ai publié depuis une trentaine d'années
nombre d'ouvrages en langue corse, poésie, proses
diverses, essais et ceux qui aiment la chanson corse ont
sans doute entendu interpréter un de mes textes par
l'un ou l'autre des ces groupes de chant polyphonique aujourd'hui
reconnus. Il n'y a guère, le grand public ignorait
pourtant tout de cette forme d'expression vocale et musicale
qu'on moquait d'ailleurs dans certains milieux comme manifestation
d'archaïsme rétrograde. La littérature
corse est souvent présentée en ces termes
dans certains organes de la presse nationale, alors qu'elle
tente comme toute littérature minorée, sans
moyens véritables et dans l'exiguïté
de son expression particulière, de dire quelques
pauvres certitudes et de grandes angoisses : tirons-en humblement
la leçon que la bonne information, l'exacte connaissance
des choses, l'ouverture attentive à l'autre, sont
la voie la meilleure vers un début de compréhension
et d'explication, et en tout cas le meilleur antidote contre
la violence, la xénophobie et les ostracismes de
toute sorte qui gangrènent notre monde".
Ce
sont donc là les termes exacts de ma contribution
à un numéro spécial annoncé.
On jugera d'ailleurs de la pertinence des questions, particulièrement
la dernière, pour ce qu'elle vaut. J'ai pourtant
tenté de répondre de la manière la
plus sincère et synthétique, car ce sont aussi
les impératifs courants du genre "magazine"
de devoir dire le plus de choses en très peu d'espace!
J'ignore pourquoi le texte demandé n'a pas paru à
ce jour non plus que le numéro thématique
annoncé; à moins que le ton et la modération
de l'avis exprimé n'aient pas été du
goût de la rédaction. J'ai aussi quelque idée
sur ce point.
Je
ne voudrais cependant pas que l'on puisse garder l'impression
que je récuserais globalement toutes les entreprises
médiatiques de présentation de la question
corse dans le contexte que nous connaissons actuellement.
Et je ne demande pas non plus l'expression d'une sympathie
coûte que coûte, encore moins une complaisance
de laquelle j'essaie moi-même de me garder autant
que possible. On ne peut affronter la complexité
dans l'à peu près folklorique ou le "préemballé"
tout public : la complexité exige d'autres moyens
et j'ai pu lire quelques pages tout à fait dignes,
profondes, intelligentes, aussi bien dans la presse quotidienne
que dans des périodiques, émanant d'organes
régionaux, nationaux ou étrangers. Mais pour
quelques contributions qui honorent tout autant leurs auteurs
que le titre d'accueil, combien de choses affligeantes,
combien de désillusions, de déceptions!
Même
pour mettre au compte de vains jeux politiciens telle flagrante
contradiction dans l'argumentation, telle mise en garde
outrée au nom de l'unité de la République,
telle impudente falsification des faits anciens et récents,
(tout cela proclamé avec ce qu'on peut mettre dans
le ton de componction et de grandiloquence adaptées
à la gravité de l'heure), comment accepter
facilement l'esquive et le faux-fuyant, l'incohérence
et le trompe-l'oeil, érigés en système
par certains relais d'opinion, ou pis encore par certains
élus du peuple de droite comme de gauche ? Du côté
de la société civile, des intellectuels, des
écrivains, des critiques littéraires (y compris
un célèbre natif de l'île) certaines
prises de position érigent l'idée reçue
en socle inexpugnable avec l'assurance que seule explique
ou une grande ignorance ou une incroyable mauvaise foi!
Je
ne prétends certes pas que chacun doive être
en mesure de connaître par le menu l'histoire de la
Corse, mais est-il si exorbitant d'exiger de nos informateurs
patentés des points de vue qui ne pèchent
par une trop évidente partialité ou de troublantes
omissions ?
La
"révolte" corse à l'époque génoise
est un fait historiquement attesté en effet; de même
que l'existence sous Pascal Paoli d'un Etat corse institué
au 18ème siècle par ce législateur
inspiré des Lumières: ils ne justifient pas
plus les dérives récentes liées à
la corruption et à la violence qu'ils n'expliquent
forcément la rémanence de mouvements autonomistes
ou séparatistes, mais ils permettent au moins d'éclairer
quelques causalités anciennes qui peuvent imprégner
parfois aujourd'hui encore la mémoire collective
insulaire.
Plus
près de nous, et sans remonter jusqu'à cet
état de gouvernement militaire qui imprimera
sa marque et pour les meilleures raisons du monde, croyait-on,
jusqu'au milieu du 19ème siècle
dans l'île, peu d'observateurs s'interrogent sur l'origine
de ce retard de développement qui la frappe depuis
la terrible ponction humaine (on y mobilisa chez nous jusqu'aux
pères de six enfants) de la première guerre
mondiale avec son cortège de maux considérés
souvent comme endémiques : déficit démographique
criant, exode constamment encouragé, clientélisme
systématiquement organisé, assistanat généralisé.
Qui se souvient de la façon dont furent lésés
les jeunes paysans locaux au début des années
1960 dans la répartition (10% !) des terres cultivables
que la Société de mise en valeur de la Corse
leur avait réservées par rapport aux lots
agricoles distribués aux rapatriés d'Afrique
du Nord ? Qui rappelle encore que dans les années
1970 les mesures étatiques dites de "continuité
territoriale" destinées justement à
amoindrir les surcoûts du transport maritime avaient
oublié malheureusement de prendre en compte les produits
à l'exportation ?
Ce
ne sont là que quelques exemples qui ne sont nullement
destinés à exonérer les Corses de leur
responsabilité propre dans tel ou tel domaine particulier,
mais qui prétendent tout simplement pointer autre
chose que les sempiternels arguments liés soit au
caractère peu amendable d'une communauté réputée
résolument marginale, soit au déséquilibre
financier par elle engendré qui grèverait
depuis toujours les finances nationales pour d'illusoires
bénéfices en retour. Car c'est bien à
ce procès général des Corses désignés
collectivement comme les mauvais élèves de
la République et tancés comme responsables
dans un caricatural amalgame, qu'assiste une opinion publique
indiscutablement troublée depuis plusieurs mois déjà.
L'histoire
des relations entre la Corse et le gouvernement du pays
a pourtant déjà connu des moments de crise
qui peuvent parfois rappeler les épisodes actuels
: n'est-ce pas, par exemple, la représentation nationale
républicaine qui sous la houlette d'un Clemenceau,
voulait déjà que l'on rendît l'île
à l'Italie pour la punir globalement d'avoir engendré
les Bonaparte et de leur être restée fidèle
après le désastre de Sedan ? C'est bien aussi
la République qui, depuis la IIIème
du nom, et avec la complicité d'un certain nombre
de relais locaux, a véritablement institutionnalisé
le clientélisme en Corse, qui a donc favorisé
ou à tout le moins laissé s'installer un état
délétère d'abandon économique,
une fraude électorale forcenée, partant une
certaine habitude de l'inégalité devant la
loi ? N'est-il pas temps que le discours républicain
recouvre dans l'île comme ailleurs d'autres valeurs
et d'autres pratiques ?
Est-ce
bien le mouvement de décentralisation démocratique
ou un prétendu danger de sécession linguistique
et culturelle qui menace la République d'aujourd'hui
par le supposé maillon faible de la Corse ? Que dira-t-on
alors de la menace représentée potentiellement
partout en France par la "fracture sociale", la ghettoïsation
des banlieues, l'inégalité des chances à
l'école et hors de l'école dans une société
dominée par la tyrannie du marché et les pouvoirs
de l'argent ?
Sur
la question corse se cristallisent aujourd'hui sous couleur
politique de "consensus républicain" des positions
de principe qui m'apparaissent comme singulièrement
"décalées" lorsqu'elles prônent l'immobilisme
frileux, le "ressaisissement" citoyen, le retour aux valeurs
fondatrices de la Nation : or, pour qui connaît l'histoire
de la Nation française il n'est nul doute qu'il y
eut confusion dès l'origine entre un contrat fondateur
(Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen)
et son application immédiate qui liait indéfectiblement
par le qualificatif "national" les notions de langue et
de territoire. Que l'on s'interroge aujourd'hui n'est pas
illégitime : c'est même tout à fait
prévisible pour le vieil Etat-Nation qu'est la France
où les préjugés et les habitudes résistent
particulièrement au changement, mais n'est-il pas
temps de penser ces questions dans un plus vaste cadre,
celui de l'Europe en devenir et de la mondialisation des
échanges économiques et culturels ? On attendrait
en tout état de cause de l'intelligentsia
du pays autre chose que ces visions caricaturales qu'elle
nous assène depuis quelque temps ou l'invention prétendument
salvatrice et purificatrice de quelque "pôle républicain"
Les
observateurs étrangers voient-ils les problèmes
avec plus de pertinence et d'acuité ? On peut le
penser, à lire du moins le chroniqueur suisse de
la Tribune de Genève du 31 août 2000:
celui-ci relevait en effet sous le titre éloquent
Le pari corse d'une France plurielle que la
véritable menace pour la France pourrait bien être
son incapacité à organiser sa propre diversité
alors même que d'évidence "la France et
l'Europe ont tout à gagner dans la réussite
de ce pari".
Le
30 novembre 2000
Jacques
Fusina
Professeur à l'Université de Corse |